En l’article consacré à la critique et, au final, au rejet du hadîth affirmant que les ulémas sont les héritiers des prophètes, nous avons de plus signalé que le Coran fournissait un argument contre cette affirmation classique sacralisant les propos de notre clergé exégético-juridique. De plus, nous avons montré que le concept d’« hériter des prophètes » ne relevait pas de la rationalité, mais d’une croyance à visée apologétique. Avant tout, pour que nous puissions admettre cette croyance et cette sacralisation, il aurait impérativement fallu que le Coran nous l’eût enseigné, car tout ce qui relève des réalités non perceptibles, al–ghayb, ne nous est nécessairement connu que par voie de révélation, c’est-à-dire le Coran lui-même. Or, le Coran ne soutient aucune thèse de cette nature. Au contraire, le verset-clef S33.V40 que nous allons étudier déconstruit la double notion mise en jeu en ce hadîth : notion d’héritiers et continuité d’une science d’origine prophétique. Nous nous proposons donc d’en faire l’analyse littérale et, ce faisant, d’éclaircir quelques notions fondamentales quant à la Révélation et la Religion.
- Que dit l’Islam
Notre verset référent est le suivant, ici donné selon la traduction standard : « Muhammad n’a jamais été le père de l’un de vos hommes, mais le messager d’Allah et le dernier des prophètes. Allah est Omniscient. »[1] Pour les exégètes, ce verset indique que le Coran est la dernière révélation, mais aussi par voie de conséquence que l’Islam est la dernière religion. Pour ce faire, ils mettent ce verset en parallèle avec le segment coranique suivant : « Aujourd’hui, J’ai parachevé pour vous votre religion [l’Islam] », S5.V3 , ce verset étant alors majoritairement considéré comme le dernier révélé. La cohérence de cette compréhension éminemment apologétique, théologique et quasiment politique ne repose que sur la mise en accord volontairement forcée de ces deux passages, mais pas sur une réflexion quant à la lettre coranique. Or, nous avons démontré que le segment « J’ai parachevé pour vous votre religion» n’a absolument pas cette signification. [2] Au cœur de cette problématique, deux positions s’opposent. La première est majoritaire : tout messager/rasûl est aussi un prophète/nabiy, mais tout prophète/nabiy n’est pas obligatoirement un messager/rasûl. La seconde minoritaire soutient l’inverse : tout prophète/nabiy est aussi messager/rasûl, mais tout messager/rasûl n’est pas obligatoirement un prophète/nabiy.[3] Curieusement, pour parvenir au sens voulu en ce verset l’Exégèse a été dans l’obligation de s’appuyer sur la définition minoritaire seule à même de poser le raisonnement suivant : puisque tout prophète/nabiy est messager/rasûl, alors le sceau/khâtam des prophètes/nabiyyîn est obligatoirement le sceau des messagers/rusul. Pour entériner cette conclusion apologétiquement satisfaisante, l’on a fait intervenir comme à l’accoutumée un hadîth adéquat en lequel l’on fait dire à Muhammad : « Il n’y aura pas de prophète/nabiyy après moi ».[4] L’on note toutefois que ce hadîth emploie le terme nabiyy et non celui de rasûl, alors que ce dernier aurait été bien plus judicieux… L’interprétation sunnite de ce verset repose donc sur plusieurs niveaux d’approximation. Enfin, nous ajouterons que le littéralisme constant propre à l’Islam a même été jusqu’à imaginer que ledit « Sceau » était matérialisé sous la forme d’une tumeur noire entre les épaules du Prophète ! Si cette navrante fable peut prêter à sourire, elle témoigne aussi d’une compréhension du « sceau des prophètes » antérieure à l’interprétation fournie par l’exégèse islamique classique. Mais qu’en est-il donc selon le Coran lui-même ?
- Que dit le Coran
Voici à présent la traduction littérale de notre verset référent : « Muhammad n’est le père d’aucun homme parmi vous, mais il est le messager/rasûl de Dieu et le Sceau/khâtam des prophètes/nabiyyîn ; et Dieu de toute chose est parfaitement Savant. », S33.V40.
– Du point de vue de l’analyse contextuelle, ce verset est classiquement mis en lien avec le paragraphe relatif selon la tradition à l’affaire dite de Zayd et de son épouse Zaynab. En ce cas, le segment « Muhammad n’est le père d’aucun homme parmi vous » signifie simplement que Zayd n’est que le fils adoptif de Muhammad. Cependant, ce fait était connu de tous et déjà évoqué au v37, le rappeler ici aurait été inutile. De plus, il n’y aurait alors aucune logique thématique en ce verset entre l’évocation de cette situation familiale et ce qui à priori est un sujet d’ordre théologique : « mais il est le messager de Dieu et le Sceau des prophètes ». De même, la présence de la conjonction « mais/walâkin » implique que la proposition « Muhammad n’est le père d’aucun homme » et la proposition [mais] « il est le messager de Dieu et le Sceau des prophètes » soient en lien de sens. Ceci nous amène à considérer qu’en réalité du point de vue structurel notre v40 ouvre un nouveau paragraphe se terminant au v49 et dont l’objet est la foi en Dieu par le biais de Ses prophètes et des annonces divines essentielles, les messages, qu’ils transmettent de Sa part. Sous cet aspect, le v39 est comme souvent de nature transitionnelle, c’est-à-dire à la fois conclusion du paragraphe précédent et introduction de celui qui suit : « Ceux qui transmettent les messages/risâlât de Dieu et Le craignent pieusement, ne craignant nul autre que Dieu ; Il suffit de prendre Dieu en toute considération ! », v39.
– C’est donc en fonction de la thématique ici initiée : « ceux qui transmettent les messages/risâlât de Dieu » que notre v40 sera compris et donc son segment introductif : « Muhammad n’est le père d’aucun homme parmi vous ». Celui-ci indique explicitement que Muhammad ne laissera pas d’héritiers mâles. Or, dans la culture de ces temps anciens, l’on considérait que tout homme de valeur, notamment tout chef de clan, voyait ses qualités et ses mérites se perpétuer par ses descendants mâles. Cette affirmation coranique vise ainsi directement à court-circuiter cette croyance ainsi qu’à souligner qu’après la mort du Prophète nul ne pourra se prétendre l’héritier de ses fonctions, dont en premier lieu être de « ceux qui transmettent les messages/risâlât de Dieu », comme l’indique alors la conjonction « mais » indiquant par opposition que c’est la fonction de messager/rasûl qui est directement visée : « mais il est le messager de Dieu ». Le sens littéral strict de la phrase « Muhammad n’est le père d’aucun homme parmi vous, mais il est le messager de Dieu » est donc bien : il n’y aura pas après Muhammad de messager/rasûl parmi ses descendants mâles. L’on peut donc en déduire que si il n’y aucun héritage des fonctions de Muhammad quant à sa lignée, nul homme après lui ne peut d’une manière ou d’un autre être son hériter. Nous trouvons là un argument coranique fort s’opposant directement aux prétentions du clergé musulman : les ulémas sont les héritiers des prophètes. Notons que ce verset est conçu en fonction du patriarcat misogyne en vigueur en ces temps-là et que par conséquent il était inutile de préciser que, de même, ceci concernait les femmes, ce qui invalide aussi toute continuité de la fonction de messager de Muhammad par ses descendantes filles, notamment Fatima.[5] En fonction des mentalités de l’époque ci-dessus signalées, cette absence d’héritiers mâles se comprend aussi comme signifiant que nul ne pourra prétendre à son rôle de leader de la Communauté. Il en va de même pour la supposée transmission intergénérationnelle d’une “baraka” du Prophète, que ce soit parmi ses descendants ou non. L’existence du statut spirituel et politique des chorfa en Islam, ash–shurafâ’, montre sous un autre aspect que ce message coranique n’a pas résisté à la volonté de pouvoir des hommes. Pareillement, nous pourrions citer le fait que l’on ait prétendu que le calife ne pouvait qu’appartenir au clan de Muhammad : Quraysh. Du reste, tous les hadîths qui ont été mis au service de cette accaparation politique du pouvoir par une famille sont faibles et/ou apocryphes, et sont de toute manière invalidés de principe par le segment du v40 que nous venons d’étudier.
– Le Coran apporte alors un complément d’information : si Muhammad « est le messager/rasûl de Dieu », il est aussi « le Sceau/khâtam des prophètes/nabiyyîn ». Nous examinerons plus avant le sens du terme-clef khâtam/Sceau, mais, présentement, ce qui doit retenir notre attention est le fait que la mention successive et en complément des termes rasûl et nabiyyîn impliquerait apparemment que les deux fonctions correspondantes aient un sens différent. Ceci nous amène à réaliser l’analyse lexicale de ces deux termes et, si nous revenons au Coran lui-même, nous constatons qu’il emploie trois termes pour qualifier les hommes qu’en français l’on nomme de manière générale prophètes :
a- Le terme rasûl, au pluriel rusul. Ce substantif dérive de la racine rasala lorsqu’elle signifie envoyer un messager. Il est donc simple et correct de le traduire par messager. Si la locution rasûlu–llâh/messager de Dieu indique l’origine du message, elle ne préjuge pas du processus en cause ni de sa nature orale ou écrite bien que dans ce champ lexical l’aspect écrit prédomine.
b- Le terme nabiy, au pluriel nabiyyîn. Ce substantif est tiré de la forme IV anba’a : donner des nouvelles. Il est correct de le traduire par prophète, mais alors au sens large du terme : personne qui parle au nom de Dieu à partir d’une inspiration divine. En effet, à l’origine est dit prophète l’oracle ou le devin qui dévoile par inspiration divine des évènements futurs. Ici, le processus serait donc l’inspiration/waḥiy et c’est l’aspect oral qui prédomine alors sur l’écrit.
c– Le terme mursal, au pluriel mursalîn. Ce participe passé dérive de la forme IV arsala : envoyer quelqu’un pour instruire au moyen d’un message, il aurait donc au plus près le sens d’apôtre rendant le grec apostolos : celui qui est envoyé en mission. Mais, en milieu chrétien, le qualificatif apôtres ne désigne le plus souvent que les disciples de Jésus, ce qui nous fait lui préférer conformément au sens du verbe arsala le mot envoyé. Notons que ce terme est général et peut désigner aussi bien un messager/rasûl qu’un prophète/nabiy puisque les deux s’adressent nécessairement aux hommes afin de leur délivrer un message au nom de Dieu.
– Examinons maintenant l’emploi coranique de termes rasûl/messager et nabiy/prophète en prenant à témoin le récit consacré à la punition divine contre les peuples qui ont refusé d’entendre les avertissements que Dieu leur avait adressés : S7, vs59 à 102. Lorsque Hûd s’adresse aux ‘Âd, son peuple, il dit : « je ne suis qu’un messager/rasûl de la part du Seigneur des Mondes » et il précise qu’il transmet les messages/risâlât de Dieu. Il en est de même des autres personnages dont le récit va être mentionné après lui : Ṣâlih, Loṭ, Shu‘ayb, ces acteurs étant donc tous qualifiés de messager/rasûl. Cependant, en la pré-conclusion de ce passage, l’on peut constater qu’ils sont tous collectivement qualifiés aussi de prophète/nabiy : « Nous n’avons envoyé aucun prophète/nabiy à une Cité sans que Nous n’ayons saisi ses habitants par divers maux et adversités afin qu’ils fassent preuve d’humilité. », S7.V94.[6] Si l’on se limitait à ce constat, l’on en déduirait uniquement que tout prophète/nabiy est messager/rasul. Toutefois, l’inverse est confirmé au v101 en la conclusion définitive : « De ces cités-là, Nous t’avons fait le récit des nouvelles/anbâ’[que reçurent leurs habitants] Leurs messagers/rusul sont venus avec les Preuves, mais ils ne voulurent point croire à ce que déjà auparavant ils traitaient d’imposture ; c’est ainsi que Dieu appose Son sceau sur le cœur des dénégateurs. » Ainsi tout messager/rasul est aussi prophète/nabiy et, nous l’avons vu, tout prophète/nabiy est aussi messager/rasul. Au final, pour le segment informatif « mais il est le messager/rasûl de Dieu et le Sceau/khâtam des prophètes/nabiyyîn », la locution « le Sceau/khâtam des prophètes/nabiyyîn » signifie donc de même que « Muhammad est le Sceau des messagers/rusul ».
Cette situation est logique puisque messager/rasûl ou prophète/nabiy sont tous deux chargés de transmettre de la part de Dieu un message aux hommes. Ainsi, ce qui justifie l’emploi coranique de ces deux termes est d’un autre ordre, non pas donc le fait qu’ils aient à communiquer un message divin, mais quant à la façon dont ils reçoivent ledit message. En effet, la fonction de prophète/nabiy dans le Coran apparaît corrélée à celle d’inspiration/waḥiy, ex. : « Nous t’avons inspiré/awḥâ comme Nous avions inspiré/awḥâ Noé et les prophètes/nabiyyîn après lui…»[7] alors qu’à la fonction de messager/rasûl est afférée celle de révélation/nuzûl, ex. : « Ô croyants ! Croyez en Dieu et en Son messager/rasûl ainsi qu’à l’Écrit/kitâb qu’Il a révélé progressivement/nazzala à Son messager/rasûl et à l’Écrit/kitâb qu’Il a révélé/anzala auparavant…».[8] L’inspiration/waḥiy dans le Coran vient directement de Dieu, mais c’est un phénomène générique qui recouvre de nombreux degrés d’intensité et d’application. Elle peut concerner des Anges (ex : S8.V12), des êtres ordinaires (ex : la mère de Moïse, S28.V7), des animaux (les abeilles : S16.V68), la Terre (ex : S99.V5) et, bien sûr, les prophètes/nabiyyîn. Par voie d’inspiration/waḥiy, les paroles des prophètes/nabiyyîn ne représentent pas obligatoirement l’expression stricte de l’inspiration divine. Par contre, la révélation/nuzûl vient aussi de Dieu, mais c’est un phénomène spécifique qui passe par un intermédiaire, lequel pour Muhammad est Gabriel, cf. S2.V97. Par voie de révélation/nuzûl, les paroles émises par le messager/rasûl transposent la Parole de Dieu. Ce qui distingue le prophète/nabiy du messager/rasûl n’est donc pas la transmission, tous deux délivrent un message oral de la part de Dieu, mais le mode de réception de ce message divin. Un homme uniquement nabiy/prophète recevra seulement une inspiration de la part de Dieu et un homme uniquement rasûl/messager recevra seulement ce message par voie de révélation. La différence de processus entre ces deux modalités : révélation/nuzûl et inspiration/waḥiy, explique que dans le Coran l’on puisse clairement distinguer entre les apostrophes divines concernant Muhammad en tant que messager/rasûl et celles qui lui sont adressées en tant que prophète/nabiy, mais c’est là un autre sujet. Rigoureusement, l’on doit signaler qu’à deux reprises le terme inspiration/waḥiy est employé pour parler de la révélation/nuzûl du Coran : « Que soit donc exalté Dieu, le Roi, le Vrai. Ne te précipite pas pour l’énonciation/qur’ân avant que n’en soit terminée en toi son inspiration/waḥiy. Dis : Seigneur accrois-moi en connaissance. »[9] Par ailleurs, concernant la révélation du Coran, le verbe nazala et ses dérivés sont systématiquement employés. L’on en déduira donc que présentement le terme inspiration/waḥiy est générique et peut de la sorte désigner le processus spécifique de révélation dit nuzûl. Nonobstant ce cas particulier, ce qui au final distingue selon le Coran les prophètes/nabiy des messagers/rusul est que les premiers reçoivent une inspiration/waḥiy divine et que les seconds reçoivent une révélation/nuzûl, phénomène particulier inductif. Ce qui les différencie n’est donc pas leur fonction – tous deux ont à charge de transmettre un message de la part de Dieu – mais le mode de réception dudit message. Ainsi, nous retrouvons ce que nous avons montré précédemment : tout messager/rasul est prophète/nabiy et tout prophète/nabiy est messager/rasûl en ce sens qu’ils transmettent tous deux un message/risâla de Dieu : leur fonction est identique. Si le Coran utilise malgré tout, et avec une grande précision, la double terminologie messager/prophète, c’est afin d’indiquer que la réception du message de Dieu leur parvient selon des modalités différentes. Muhammad étant dit sans aucun doute dans le Coran rasûl/messager et nabiy/prophète[10] cela signifie qu’il bénéficiait d’une part de la Révélation/nuzûl par laquelle lui était transmis le Coran et, d’autre part, d’inspirations complémentaires relevant elles aussi du message divin. Il convient donc d’être vigilant quant à l’analyse des versets selon qu’ils mentionnent l’un ou l’autre de ces deux aspects. De fait, il a été observé que le Coran demande expressément d’obéir et de suivre Muhammad en tant que messager/rasul, mais que lorsqu’il critique certaines prises de position de Muhammad il s’adresse au prophète/nabiy. Autrement formulé, cela signifie que le processus de révélation/nuzûl est parfaitement fiable et traduit fidèlement la Parole de Dieu, alors que le processus d’inspiration/waḥiy peut laisser libre cours à des espaces interprétatifs personnels de la part du bénéficiaire et être exprimés selon ses propres paroles.
– La dernière notion à expliciter pour établir le sens littéral de ce verset repose à présent sur l’analyse lexicale et l’analyse sémantique du terme-clef khâtam. En dehors de nombreuses spéculations islamologiques qui ne sont qu’intentionnelles et que nous ne pouvons prendre en compte,[11] le terme khâtam dérive de la racine arabe khatama signifiant cacheter, clore à l’aide d’un sceau et, en ce sens, sceller. Ceci étant, l’intratextualité coranique relève que dans le Coran le verbe khatama a uniquement le sens de apposer un sceau, en l’occurrence le Sceau/khâtam de Dieu sur le cœur des dénégateurs : S2.V7, S6.V46, S40.V23l. L’on pourra se référer à S2.V6-7 où nous montrons que ce scellement n’est pas la cause du déni des dénégateurs, mais la conséquence de leur propre déni de Foi/kufr. Ceci étant, le terme Sceau/khâtam est employé une seule fois,[12] c’est-à-dire en notre verset référent, ce qui implique d’un point de vue intratextuel que nous devions déduire le sens de cet hapax en fonction des données fournies par le recours au verbe khatama dans le Coran. Or, l’image de l’apposition du Sceau/khâtam divin telle qu’elle est mise en œuvre par les versets que nous avons mentionnés renvoie à un caractère conclusif et à un acte définitif. Le Sceau/khâtam est donc un symbole coranique indiquant à la fois la conclusion d’un processus et son caractère définitif dans le sens de ce qui met fin à. Ainsi, la locution : Muhammad est « le Sceau/khâtam des prophètes/nabiyyîn » indique-t-elle qu’il est mis fin à la lignée des prophètes/nabiyyîn et, sous cet aspect, Muhammad est le dernier des prophètes. Il aurait pu être directement dit « Muhammad est le dernier/âkhir des prophètes/nabiyyîn », mais la notion de Sceau/khâtam apporte une dimension supplémentaire, celle d’achèvement définitif des messages divins, ce qui implique que le Coran est la dernière des révélations. Ce constat littéral suppose alors à l’aune des données terminologiques précédemment mises en évidences que par « il est le messager/rasûl de Dieu » il nous faille aussi comprendre : Muhammad est le dernier des messagers/rusul.
– Au final, le sens littéral de notre verset est le suivant : « Muhammad [en tant qu’homme et aussi messager de Dieu] n’est le père d’aucun homme [aucun de ses descendants mâles ne pourra donc prétendre à sa succession terrestre ou spirituelle] parmi vous, mais il est le messager/rasûl de Dieu [et le Coran est la dernière révélation/nuzûl] et [il est aussi] le Sceau/khâtam [définitif] des prophètes/nabiyyîn [ aucun homme ne recevra plus de message divin par voie d’inspiration/waḥiy] ; et Dieu de toute chose est parfaitement Savant [les raisons de cet arrêt du cycle prophétique appartiennent à la Science de Dieu]. », S33.V40.
- Conclusion
L’analyse littérale de S33.V40 aura confirmé une partie de l’interprétation classique de ce verset, mais en ayant recours à une voie de démonstration différente et dont certaines conclusions et conséquences divergent d’avec celles de l’exégèse traditionnelle. À la différence des spéculations habituellement admises, l’étude coranique a montré que tout messager/rasul est aussi prophète/nabiy et que tout prophète/nabiy est aussi messager/rasul et ont donc même fonction : délivrer un message de la part de Dieu. Le distinguo terminologique coranique entre messager et prophète s’explique en réalité par la nature du phénomène de réception desdits messages : révélation/nuzûl pour les rusul/messagers et inspiration/waḥiy pour les nabiyyîn/prophètes. Sous réserve d’investigations supplémentaires, nous pourrions ajouter que le message des rusul/messagers a pour finalité de constituer un Écrit, tandis que celui délivré par les nabiyyîn/prophètes est destiné à demeurer sous forme orale.
En résumé, l’analyse littérale de S33. V40 aura mis en lumière les éléments suivants :
– Le segment « Muhammad n’est le père d’aucun homme » signifie qu’en fonction des règles tribales de l’époque Muhammad n’a pas de lignage mâle et donc pas de successeurs au sens clanique. Par ailleurs, le Coran dénonce ici à l’avance les dévoiements du message divin à des fins purement politiques et temporelles qui ensanglanteront l’histoire des musulmans après le décès de Muhammad et expliquent la perversion théologico-politique du message coranique il ne peut y avoir de transmission de la fonction spirituelle de Muhammad. De même, il est illégitime de supposer que les chaykhs du soufisme, les Imams du shiisme et les ulémas du sunnisme puissent bénéficier d’une manière ou d’une autre d’un quelconque influx prophétique. Selon le même raisonnement, ceci infirme la prétention de la caste exégético-juridique du clergé musulman, les ulémas, à être en quelque sorte adoubée par l’autorité prophétique et, indirectement donc, par Dieu. Aussi, nul n’héritera de la fonction de Guide du Prophète en fonction du fait qu’il détiendrait une part de la Science prophétique. Il est ainsi opposé au Coran de prétendre que les ulémas sont les héritiers des prophètes et, tout particulièrement, du Prophète.
– Le segment « mais il est le messager/rasûl de Dieu » confirme que Muhammad a reçu une révélation/nuzûl de la part de Dieu, mais qu’il est aussi le dernier homme qui en bénéficiera : le dernier des messagers/rusul, ce qui implique que Muhammad ne laissa en héritage que le message qu’il a été chargé de transmettre : le Coran. Il s’agit donc du dernier Message de Dieu destiné aux hommes : le Coran est la dernière révélation. Pour autant, l’on ne peut en déduire que la dernière révélation est la seule vraie révélation, car le mécanisme mis en jeu par le phénomène révélatoire/tanzîl garantit la précise véracité du message transmis par tous les messagers/rusul.
– Le concept de « Sceau/khâtam des prophètes/nabiyyîn » implique la fin de l’inspiration/waḥiy en matière de transmission des messages divins, mais pas la fin de l’inspiration en tant que phénomène reçu à tire individuel. Autrement dit, cela n’exclut pas que puisse demeurer la possibilité d’une forme d’inspiration à titre personnel, sans donc statut de messager et sans mission adressée à l’Humanité. Cette clôture ne se limite pas à signer la fin des prophètes/nabiyyîn, mais comprend aussi celle des messagers/rusul, car les uns comme les autres ont une seule et même fonction : délivrer le message divin. Muhammad est donc aussi le dernier des prophètes/nabiyyîn. Le Coran est par conséquent la dernière des révélations et le dernier Message de Dieu adressé à qui le veut de l’Humanité. Rien en cela n’indique que Muhammad est le meilleur des messagers ou des prophètes, que le Coran est la meilleure des révélations et que l’Islam est la meilleure des religions. À ce propos, le message du Coran est inclusif, celui de l’Islam exclusif. Pour autant, nul ne peut prétendre au nom de Dieu être le fondateur d’une nouvelle religion, à moins que d’être un usurpateur. Ce verset qui se donne comme la conclusion de la révélation/nuzûl et de l’inspiration/wahiy en tant que transmission du Message de Dieu sépare en conséquence l’histoire du Message divin et celle des religions. Selon le Coran, les religions ne sont ni révélées ni inspirées, mais résultent seulement de l’effort d’interprétation des hommes dans les suites de diverses communications du Message de Dieu. Ainsi, de ce verset comme d’aucun autre, l’on ne peut conclure que l’Islam est la plus vraie et la meilleure des religions.
La Révélation et l’Inspiration d’un message divin relèvent d’un processus échappant à l’ordre du rationnel alors que les religions de par leurs origines humaines peuvent être soumises par la raison à un examen critique. Si la Révélation est un phénomène absolu, la Religion est un fait relatif. Croire en la Révélation est un acte de foi, suivre une religion est un engagement de soi. Croire en sa religion au même titre que l’on croit en son Livre est une confusion annihilant tout esprit critique alors même que Livres et religions diffèrent objectivement, voir : le Coran et l’Islam. De même, croire à un statut particulier des clergés, par exemple que les ulémas sont les héritiers des prophètes, est tout autant une démarche anti-coranique que de soumission à l’autorité. Elle génère la perte de l’autonomie du croyant alors que Dieu ne cesse dans le Coran de l’appeler à faire usage à titre personnel de son intelligence, de marier harmonieusement foi et raison.
Dr al Ajamî
[1] S33.V40 : « مَا كَانَ مُحَمَّدٌ أَبَا أَحَدٍ مِنْ رِجَالِكُمْ وَلَكِنْ رَسُولَ اللَّهِ وَخَاتَمَ النَّبِيِّينَ وَكَانَ اللَّهُ بِكُلِّ شَيْءٍ عَلِيمًا »
[2] S5.V3. Sur cette question, voir : Le Salut universel selon le Coran et en Islam. Pour mémoire, le sens littéral de ce passage est le suivant : « …Ce jour, J’ai parfait votre rituel/dîn et vous ai comblés de Ma grâce, et il M’agrée de votre part l’abandon de soi à Dieu/al–islâm comme Voie/dîn… »
[3] Ces spéculations destinées à imposer à ce verset référent l’interprétation voulue par l’Islam ont donné lieu à un débat certain dont le point d’orgue fut l’invention et la reconnaissance progressive d’un hadîth célébrissime affirmant hors sol qu’il y aurait eu 124.000 prophètes et 315 messagers.
[4] Hadîth rapporté par al Bukhârî et Muslim.
[5] À vrai dire il s’agit là d’un autre sujet : les femmes peuvent-elles être prophétesses ou messagères de Dieu ? Selon le Coran, rien ne l’interdit, mais selon l’Islam l’avis majoritaire est sans surprise opposé à cette idée bien qu’une minorité, notamment Ibn Hamz, ait soutenue que cela était tout à fait possible. Je rappelle qu’en arabe comme en français le pluriel ou le collectif est mixte, ici rusul/messagers, nabiyyîn/prophètes et mursalîn/messagers peuvent donc parfaitement s’entendre aussi au féminin. Sur la problématique de l’accaparation sémantique et psycho-sociale de la lecture genrée mâle du Coran, voir : Pourquoi le Coran ne s’adresse-t-il qu’aux hommes ? !
[6] S7.V94 : « وَمَا أَرْسَلْنَا فِي قَرْيَةٍ مِنْ نَبِيٍّ إِلَّا أَخَذْنَا أَهْلَهَا بِالْبَأْسَاءِ وَالضَّرَّاءِ لَعَلَّهُمْ يَضَّرَّعُونَ »
[7] S4.V163 :
إِنَّا أَوْحَيْنَا إِلَيْكَ كَمَا أَوْحَيْنَا إِلَى نُوحٍ وَالنَّبِيِّينَ مِنْ بَعْدِهِ وَأَوْحَيْنَا إِلَى إِبْرَاهِيمَ وَإِسْمَاعِيلَ وَإِسْحَاقَ وَيَعْقُوبَ وَالْأَسْبَاطِ وَعِيسَى وَأَيُّوبَ وَيُونُسَ وَهَارُونَ وَسُلَيْمَانَ وَآَتَيْنَا دَاوُودَ زَبُورًا
[8] S4.V136 :
يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا آَمِنُوا بِاللَّهِ وَرَسُولِهِ وَالْكِتَابِ الَّذِي نَزَّلَ عَلَى رَسُولِهِ وَالْكِتَابِ الَّذِي أَنْزَلَ مِنْ قَبْلُ وَمَنْ يَكْفُرْ بِاللَّهِ وَمَلَائِكَتِهِ وَكُتُبِهِ وَرُسُلِهِ وَالْيَوْمِ الْآَخِرِ فَقَدْ ضَلَّ ضَلَالًا بَعِيدًا
[9] S20.V114 : « فَتَعَالَى اللَّهُ الْمَلِكُ الْحَقُّ وَلَا تَعْجَلْ بِالْقُرْآَنِ مِنْ قَبْلِ أَنْ يُقْضَى إِلَيْكَ وَحْيُهُ وَقُلْ رَبِّ زِدْنِي عِلْمًا »
Voir aussi S53.V4, nous l’avons étudié en Le début de la révélation selon le Coran.
[10] Voir par exemple S4.V163 note 6.
[11] L’islamologie se plait à affirmer que le Coran ne cherchait là qu’à récupérer à son propre compte un concept attribué à Mani le quel aurait prétendu être le « sceau des prophètes ». Cette assertion est incorrecte et la plus ancienne mention du « sceau de la prophétie » est due à Tertullien, auteur chrétien du IIe siècle, pour qui comme plus tard pour le manichéisme, ce concept ne renvoyait pas au dernier des prophètes, mais à l’accomplissement de toutes les prophéties au sens d’augures et annonciations. En réalité, c’est à al Bîrûnî, célèbre érudit perse encyclopédiste du Xe siècle, que l’on doit l’interprétation erronée de la notion de « sceau des prophètes » selon le manichéisme qu’il a assimilé apologétiquement à la signification que les exégètes musulmans lui donnaient : Muhammad est le dernier des prophètes et, en la matière, les prétentions des autres religions sont fausses.
[12] Excepté en S83 où au v26 l’on note une variante de récitation ou qirâ’a remplaçant intentionnellement le terme khitâm par celui de khâtam.